Signification de la structure tripartite de la Messe dite "des fidèles"

La Consécration, au centre du Canon (lui-même partie centrale de la messe proprement dite), est comme une image synthétique de la Messe toute entière : l'élévation des yeux au ciel, l'action de grâce et la bénédiction sont proprement accomplies à l'Offertoire [1], la fraction et la distribution de l'hostie le sont à la Communion, tandis que les paroles "consécratoires" sont l'élément essentiel du Canon lui-même. Un texte de René Guénon pourra nous aider à comprendre cette structure ternaire (La prière et l’incantation, dans Aperçus sur l’Initiation [2]) :


« […] On peut […] regarder chaque collectivité comme disposant, en outre des moyens d’action purement matériels au sens ordinaire du mot, c’est-à-dire relevant uniquement de l’ordre corporel, d’une force d’ordre subtil constituée en quelque façon par les apports de tous ses membres passés et présents […] Chacun des membres pourra, lorsqu’il en aura besoin, utiliser à son profit une partie de cette force, et il lui suffira pour cela de mettre son individualité en harmonie avec l’ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat qu’il obtiendra en se conformant aux règles établies par celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présenter ; ainsi, si l’individu formule alors une demande, c’est en somme, de la façon la plus immédiate tout au moins, à ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la collectivité (bien que le mot « esprit » soit assurément impropre en pareil cas, puisque, au fond, c’est seulement d’une entité psychique qu’il s’agit) que, consciemment ou non, il adressera cette demande. Cependant, il convient d’ajouter que tout ne se réduit pas uniquement à cela dans tous les cas : dans celui des collectivités appartenant à une forme traditionnelle authentique et régulière, cas qui est notamment celui des collectivités religieuses, et où l’observation des règles dont nous venons de parler consiste plus particulièrement dans l’accomplissement de certains rites, il y a en outre intervention d’un élément véritablement « non-humain », c’est-à-dire de ce que nous avons appelé proprement une influence spirituelle, mais qui doit d’ailleurs être regardée ici comme « descendant » dans le domaine individuel, et comme y exerçant son action par le moyen de la force collective dans laquelle elle prend son point d’appui.»


[Note importante de Guénon : « On peut remarquer que, dans la doctrine chrétienne, le rôle de l’influence spirituelle correspond à l’action de la « grâce », et celui de la force collective à la « communion des saints »]


« Parfois, la force dont nous venons de parler, ou plus exactement la synthèse de l’influence spirituelle avec cette force collective à laquelle elle s’« incorpore » pour ainsi dire, peut se concentrer sur un « support » d’ordre corporel, tel qu’un lieu ou un objet déterminé, qui joue le rôle d’un véritable « condensateur »


[Autre note importante de Guénon : « En pareil cas, il y a là une constitution comparable à celle d’un être vivant complet, avec un « corps » qui est le « support » dont il s’agit, une « âme » qui est la force collective, et un « esprit » qui est naturellement l’influence spirituelle agissant extérieurement par le moyen des deux autres éléments. »[3]]


S'il est un élément de la Messe dont le rapport avec "l'esprit" dont il est ici question s'impose, c'est l'invocation de l'Esprit-Saint ou de sa bénédiction sur les oblations, considérée dans le rite oriental, sous le nom "d'épiclèse" ("invocation-sur"), comme tout à fait capitale, et même comme "critère de validité"; il y correspond, dans le rite tridentin, l'élément central de l'Offertoire: après l'offrande de l'hostie, du calice puis de sa propre personne, le prêtre joint les mains au ciel et, avec un signe de croix sur les oblations, prononce les paroles suivantes: « Veni, sanctificator, omnipotens aeterne Deus : et bene+dic hoc sacrificium, tuo sancto nomini praeparatum. »[4]


En ce qui concerne la force collective de la "communion des saints", il est facile de se rendre compte qu'elle correspond aux grandes prières du Canon, bien qu'évidemment l'influence spirituelle reste toujours l'essentiel et ne soit jamais perdue de vue; du reste, il se peut que la consécration elle-même, qui est l'élément central du Canon, ait un lien étroit avec le "monde intermédiaire" : n'est-ce pas du Soma qu'il y est au fond question ? [5]


Enfin, on peut, d’une certaine manière, établir un certain rapprochement entre la Communion et le corps, aussi bien le corps grossier par lequel nous y consommons l’hostie, que sa transposition analogique en Dieu, dans l’incréé, "corps" total dont la fragmentation apparente manifeste l'Univers (cf. La fraction de l'hostie, l'Agnus Dei, le baiser de paix et la communion) [6].


On voit que le rite de la Messe est bien l'expression de la réalisation de l' "Homme Universel, par la communion parfaite de la totalité des états de l’être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l’ampleur et de l’exaltation"[7], et nous terminerons par une dernière remarque : on pourrait se demander si l'Offertoire, du Veni Sanctificator et de l'encensement à l'Orate fratres en passant par le Suscipe Sancta Trinitas, ne comprendrait pas dans sa deuxième partie une "descente" en quelque sorte similaire à celle que nous venons d'envisager pour la Messe toute entière, d'autant plus que, comme on peut le voir par ailleurs sur ce site, la Communion suit aussi, dans son ensemble, un mouvement "descendant" du Principe vers les créatures ; et puisque la Consécration du Canon comprend comme une image de la messe toute entière, on peut dire de celle-ci qu'elle est semblable à l'Univers, dont chacune des parties est partout et toujours analogue au tout (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch.III).




[1] Dans la messe de Paul VI, la bénédiction de l'Offertoire a été supprimée.


[2] Il est à noter que ce chapitre des Aperçus reprend pour une bonne part un article antérieur signé Palingénius, article qui fut pour celui-ci l'occasion de faire quelques remarques sur la Messe et sur le rite de la Communion, ce qui n'est peut-être pas une simple coïncidence. Cf.  La prière et l'incantation et Le symbolisme de la Croix, dans la revue La Gnose


[3] Nous savons bien que les autorités ecclésiastiques se sont élevées avec raison contre l'idée que le pain de la messe serait un simple "support", mais cela pour des raisons qui nous semblent évidentes : il s'agissait d'empêcher qu'on s'imagine l'Esprit comme une force plus ou moins corporelle localisée en un point quelconque. L'Esprit, en Lui-même, et quelles que soient les apparences, demeure évidemment toujours inconditionné. Dans Christianisme et initiation, Guénon a fait allusion à ces précautions qui furent prisent dans la lutte contre les hérésies.


[4] Nous devons dire que, depuis le temps où ces lignes furent écrites, nous nous sommes rendus compte qu'il n'y avait pas de Veni Sanctificator dans les rites lyonnais et dominicain.


[5] "[...] nous ne comprenons pas très bien que, au point de vue rituel (et dans un domaine tout autre que celui de la magie), on parle d’une « substitution du vin au sang dans la communion », car, en fait, le vin est ici le substitut du soma, ce qui est très différent." (Compte rendu de revue; cf. Le Roi du mondech.VI; Le cinquième Vêda). - Si, comme nous l'avons dit, l'épiclèse est parfois considérée comme "critère de validité", il faut dire qu'en Occident, ce sont plutôt aux paroles de la consécration qu'on attribue cette importance ; mais peut-être peut-on concilier ces deux manières d'envisager les choses en remarquant que, dans notre monde, "l'homme transcendant" ne peut être vu que par réfraction à travers "l'homme primordial". Cf. La Grande Triade, chap. XVIII.


[6] Cf. L'homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIV: "Dans cet état [incréé], les différents objets de la manifestation, même ceux de la manifestation individuelle, tant externes qu’internes, ne sont d’ailleurs point détruits, mais subsistent en mode principiel, étant unifiés par la même qu’ils ne sont plus conçus sous l’aspect secondaire et contingent de la distinction ; ils se retrouvent nécessairement parmi les possibilités du « Soi », et celui-ci demeure conscient par lui-même de toutes ces possibilités, envisagées « non-distinctivement » dans la Connaissance intégrale, dès lors qu’il est conscient de sa propre permanence dans l’« éternel présent »" Et Guénon ajoute cette note : "C’est là ce qui permet de transposer métaphysiquement la doctrine théologique de la « résurrection des morts », ainsi que la conception du « corps glorieux » ; celui-ci, d’ailleurs, n’est point un corps au sens propre de ce mot, mais il en est la « transformation » (ou la « transfiguration »), c’est-à-dire la transposition hors de la forme et des autres conditions de l’existence individuelle, ou encore, en d’autres termes, il est la « réalisation » de la possibilité permanente et immuable dont le corps n’est que l’expression transitoire en mode manifesté." Cf. aussi le ch.XLII des Aperçus sur l'initiation.

[7] Il est à noter que l'"ampleur" correspond à l'individualité intégrale et aux deux "mondes" inférieurs seulement des "trois mondes" que nous venons d'envisager dans leurs correspondances respectives avec les trois parties de la Messe, tandis que seule l'exaltation correspond au états "angéliques" ou supra-individuels ; ceci pourrait peut-être expliquer la place du Sanctus, qui introduit le Canon, et on pourrait rappeler à cet égard que les premières paroles du Gloria (Gloria in excelsis Deo, et in terra Pax hominibus bonæ voluntatis) "sont prononcées par les Anges (Malakim) pour annoncer la naissance du « Dieu avec nous » ou « en nous » (Emmanuel)". D'autre part, par des considérations similaires, on pourrait peut-être aussi expliquer que le Lavabo de l'Offertoire ait lieu après, et non avant, le Veni sanctificator : l'action étant d'une moindre dignité que la connaissance, et lui étant "ontologiquement postérieur", c'est seulement après la descente de la divinité en son esprit (in spiritu humilitatis) et en son âme (in animo contrito), pain et vin, que l'officiant peut offrir ses mains à la puissance divine (et peut-être pourrait-on même rappeler ici le Dominus Deus Sabaoth du Sanctus).

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